Article élogieux dans le magazine Jazz Hot

Ronald Baker Quintet
Celebrating Nat King Cole

I’m Lost / Five Brothers, That Ain’t Right, Walkin’ My Baby Back Home / Swingin’ My Baby Back Home, L-O-V-E, Suite for Nat, Gee Baby, Ain’t I Good to You, Come Along with Me, Quizas, Quizas, Quizas, Straighten up and Fly Right
Ronald Baker (tp, voc, arr), Jean-Jacques Taïb (ts, cl), Alain Mayeras (p, arr), David Salesse (b, arr), Mario Gonzi (dm) +China Moses (voc), Michele Hendricks (voc), Jesse Davis (as) + The Alhambra-Colbert String Orchestra
Enregistré en novembre 2013, Rochefort (17)
Durée : 1′ 04′ 16 »
Cristal Records 224 (Harmonia Mundi)


Depuis plusieurs années, l’univers de Nat King Cole se trouve être l’objet d’une relecture de la part d’artistes et/ou de groupes à l’esthétique très diverse. Dans la continuité classique du pianiste jazzman, on se souvient de l’album très maîtrisé,
Hey Nat!, de Stan Laferrière (Djaz Records 537 2 , 2000) et de la non moins fine contribution de Jacques Schneck dans son 3 for Swing Joue et chante Nat King Cole (JS2012, 2012). En 1998, Marcus Roberts avait donné une version modernisée de la tradition avec Cole After Midnight (Columbia 69781). Et plus près de nous, un artiste qu’on n’attendait pas dans un tel registre, David Murray, proposait en 2011, avec son Cuban Ensemble qui tourna dans de nombreux festivals européens, un Plays Nat King Cole en Español (Universal 0602527538709) pour le moins exotique et fort éloigné de ses racines jazz naguère « hotement » revendiquées. Nat a toujours fasciné ses collègues musiciens de jazz ; en un temps où le jazz n’était encore que musique d’une civilisation, voire d’une seule culture, qui n’avait pas encore flirté avec les sirènes du showbiz, ses collègues ont vu dans sa réussite – ambition générale répondant à un problème d’importance majeure dans la société américaine – de chanteur de « variété internationale » une manière de sortir de l’ombre, de la confidentialité culturelle communautaire, de l’underground des adeptes et même des misères de leur ghetto. Par ailleurs, après l’orgie des dissonances contemporaines, l’agressivité harmonique des novations musicales, l’insipidité des fusions diverses et la culture hors-sol des world music, la construction rigoureuse et le lyrisme (le chant s’entend) sans mièvrerie de l’univers jazz bien enraciné, comme très présent dans le répertoire de King Cole, n’ont pas manqué de séduire des artistes parvenus à la maturité ; revenus des éphémères surprises de la nouvelle cuisine, les gouteuses friandises d’oncle Nat, comme le souvenir sonore, madeleine de temps moins incertains, les ravissent ; au moins autant que le public lassé d’essais trop peu souvent aboutis.
Sans complaisance, ce
Celebrating King Cole s’inscrit par conséquent dans la tendance générale de notre temps à la recherche de fondements plus assurés et les participants – qui ont tous passé la quarantaine et n’ont plus besoin d’en « remontrer » pour exister – de cette session en éprouvent un plaisir évident. Mises à part quelques incursions dans les années 50 ou 60 le répertoire de l’album est essentiellement emprunté à la période américaine des années 1940, celle durant laquelle King Cole continue, bien qu’étant déjà entré en « variété », à se nourrir de sa culture jazz.
Il convient de souligner la tenue d’ensemble du Ronald Baker Quintet, ses qualités musicales. Ce groupe joue une musique qu’il maîtrise parfaitement ; c’est du jazz, avec son ingrédient essentiel, le swing, qu’il sert avec intelligence et sensibilité au moyen de tous les outils de cet idiome. Les arrangements sont, tant pour le quintet que pour les cordes, remarquables d’équilibre et de clarté. Ici les musiciens sont sollicités avec subtilité dans leur talent individuel déjà grand et dans leurs ensembles ardus et parfois « tordus » dans la mise en place (« Swingin’ My Baby Back Home ») par de formidables orchestrations, dont le lyrisme, sans glisser dans la guimauve – ce qui n’est pas évident avec des cordes –, n’est jamais absent. Ça swingue toujours.
L’organisation des moments musicaux dans l’album n’est pas étrangère au rendu de chaque pièce en relation avec celles qui l’entourent. Au quatre premières plages enlevées d’un jazz classique festif, qui « balance » de riffs en 4/4, correspondent les quatre dernières au ton plus grave et de rythme moins convenu et plus « incertain » (la mise en place recherchée du tempo en
ostentino sur « Quizas », comme l’enchaînement de « Smile » vers « For Sentimental Reasons » sur le leitmotiv initial installé par le piano de Mayeras, est d’une grande finesse et superbement amené). Et l’album n’en termine pas moins sur un conseil joyeux, « Straighten up and Fly Right », pour retrouver sa joie comme il se doit dans une évocation de King Cole. Entre ces deux quatrains, la Suite for Nat, construite autour d’un leitmotiv principal « façon destin » servant de liaisons entre les cinq mouvements, est conçue comme une sinfonietta poétique qui permet à l’auditeur de laisser s’écouler le temps des souvenirs et aux musiciens d’évoquer un King Cole faussement glamour, un musicien moins léger et plus intimiste jusqu’à sa tendresse nostalgique dans ses enregistrements qui eurent, en certains moments lourds de la guerre, auprès d’hommes et de femmes séparés par cet évènement, un rôle affectif plus important qu’il n’y parut à certains.
Au risque de le trahir, il n’était guère possible d’évoquer King Cole sans chanter. Et cet album est entièrement chanté. Pour en casser le risque de la monotonie, Ronald Baker qui s’en donne à cœur joie s’est adjoint deux acolytes femmes, aux caractères sinon opposés du moins bien différents : la musicienne mature pétrie de cette culture, Michele Hendricks, et la nature pétillante toute de spontanéité espiègle de China Moses (« Gee Baby »). L’opposition des styles crée de la variété sur l’ensemble ; et le dosage est assuré avec doigté. Car, chacune dans son registre y apporte sa part de talent et de surprise.

De la même manière, raconter King Cole sans faire appel à un saxophoniste eût été une faute de goût. Nous connaissons ses enregistrements avec Lester Young de 1942, avec Illinois Jacquet et Jack McVea au JATP en 1944. Ayant déjà un ténor dans sa propre formation, Ronald Baker a eu le bon goût de choisir un altiste intervenant en soliste pour mettre de la lumière dans cette musique dont il concevait la tonalité beaucoup moins légère qu’il n’y paraissait. Or King Cole fit appel à douze reprises à un remarquable altiste, aujourd’hui oublié, Willie Smith : la première fois en 1953 dans une grande formation, expérience qu’il eut l’occasion de répéter à plusieurs reprises avec les orchestres de Billy May et Nelson Riddle, mais surtout avec son quartet le 14 septembre 1956, pour enregistrer son formidable album Capitol, Nat « King » Cole and His Trio,
After Midnight. Et Jesse Davis remplit son rôle à la perfection ; car, tout en ayant son style très personnel pétri de parkerisme, il en retrouve dans sa relation avec la musique de King Cole les si particulières couleurs chatoyantes dans les thèmes qui balancent (« L-O-V-E ») et les accents tendres (« The Christmas Song), doux/amères, sombres voire douloureux de l’altiste de Jimmie Lunceford (« Smile », « For Sentimental Reasons », « Nature Boy », « I’m Thru With Love »).
L’Alhambra-Colbert String Orchestra dirigé par Arnaud Chataigner tient sa partie de façon parfaite. Le
voicing des ensembles est remarquable ; il remplit son rôle avec toute la maestria qu’on est en droit d’attendre d’une formation de ce type dans un environnement musical de cette sorte. Si les guests apportent beaucoup à cet album, il serait aussi injuste qu’infondé de passer sous silence la formidable performance des membres du Quintet. Sans jamais écraser ses collègues qu’il soutient et stimule à bon escient, à la batterie Mario Gonzi est omni présent. David Salesse est un accompagnateur irréprochable dans sa mise en place et ses interventions (exposition du thème d’« I’m Thru With Love » ou solo sur « Come Along With Me ») restent aussi équilibrées que justes. Jean-Jacques Taïb fait montre d’une belle maîtrise et d’une spontanéité chaleureuse bienvenue tout au long de cet album ; son chase ts/as avec Jesse Davis sur « L-O-V-E » ne manque pas de gueule. Et ses choruses efficaces sur le blues dans « That Ain’t Right », ou dans « Come Alone With Me », « Swingin’ My Baby » comme sa manière rhythmbluesée façon David Fathead Newman sur « Straighen up » sont de la meilleure veine.
Restent les deux derniers acolytes, Alain et Ronald, qui se sont partagés la mise en déconstruction malicieuse et pleine de surprises des faces rendues célèbres par le
native son de Montgomery. Mayeras a fait un travail d’orchestration exceptionnel, dans les registres aussi multiples que divers de ce volume. Le pianiste, qui se charge de rendre présent Nat, n’est pas moins brillant. Sa manière d’accompagner, qui laisse respirer les solistes (scat dans Swingin’ My Baby ») n’est pas sans rappeler Ellis Larskin et Jimmy Jones, deux de ses héritiers dans la manière de concevoir le rapport voix/piano. Et pour ne rien gâcher, sa générosité spontanée, dans le dialogue piano/orchestre évoque tour à tour un des maîtres de Nat, Fatha Hines, et un des émules de Nat, Ray Charles, dans la partie R&B de « Straighten up and Fly Right ».
Quant à Baker, il rayonne de tous ses talents sur ces 13 plages ; il est tout simplement prodigieux. Ce sera une véritable révélation pour ceux qui n’ont pas eu l’occasion de l’entendre en concert. Tout simplement formidable, le chanteur fait honneur à celui auquel il rend hommage. Quant au
scatter, il lui est évidemment bien supérieur, Nat n’ayant jamais joué dans cette cour. Et comme le trompettiste ne le cède en rien au vocaliste… Ses solos sont extraordinaires de justesse et de feeling. A 47 ans, Ronald a atteint sa pleine maturité musicale ; sa maîtrise instrumentale parfaite et sa musicalité riche – une forme de lyrisme qui convient parfaitement à l’univers colien – le placent parmi les plus grands musiciens aux côtés d’instrumentistes aussi reconnus et prisés que Roy Hargrove par exemple. Cet album fait la preuve que Ronald Baker qu’il est un grand trompettiste que tout amateur de jazz se doit d’entendre et d’écouter.
Celebrating Nat King Cole
est mieux qu’une formidable surprise ; c’est tout simplement un grand album, digne de figurer dans toutes les discothèques. On ne s’y ennuie jamais. Et ça swingue d’enfer !

Félix W. Sportis


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